D’autre part, pour nos heures non plus indifférentes mais réellement sombres, pour nos heures de découragement, de renoncement, de maladie et de souffrances, pour les minutes mortes de notre vie, regrettons l’antique, le morne et silencieux sablier de nos ancêtres. Il n’est plus aujourd’hui qu’un inactif symbole sur nos tombes ou sur les tentures funéraires de nos églises ; à moins que, pitoyablement déchu, on ne le retrouve qui préside encore, dans quelque cuisine de province, à la cuisson méticuleuse de nos œufs à la coque. Il ne subsiste plus comme instrument du temps, bien qu’il figure encore, à côté de la faux, dans ses armoiries surannées. Pourtant il avait ses mérites et ses raisons d’être. Aux jours attristés de la pensée humaine, dans les cloîtres bâtis autour de la demeure des trépassés, dans les couvents qui n’entr’ouvraient leurs portes et leurs fenêtres que sur les lueurs indécises d’un autre monde, plus redoutable que le nôtre, il était, pour les heures dépouillées de leurs joies, de leurs sourires, de leurs surprises heureuses et de leurs ornements, une mesure que nulle autre n’aurait pu remplacer sans disgrâce. Il ne précisait pas le temps, il l’étouffait dans la poudre. Il était fait pour compter un à un les grains de la prière, de l’attente, de l’épouvante et de l’ennui. Les minutes y coulaient en poussière, isolées de la vie ambiante du ciel, du jardin, de l’espace, recluses dans l’ampoule de verre comme le moine était reclus dans sa cellule, ne marquant, ne nommant aucune heure, les ensevelissant toutes dans le sable funèbre, tandis que les pensées désœuvrées qui veillaient sur leur chute incessante et muette s’en allaient avec elles s’ajouter à la cendre des morts.
Maurice Maeterlinck, L’Intelligence des fleurs/La Mesure des heures
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