Nous ne nous attarderons pas ici à la découverte des « structures dissipatives ». Prenons, pour mettre en lumière la surprise qu’elles ont constituée, l’exemple célèbre de 1’« instabi1ité de Bénard ». Une mince couche liquide est soumise à une différence de température entre la surface inférieure, chauffée en permanence, et la surface supérieure, en contact avec l’environnement extérieur. Pour une valeur déterminée de la différence de température, le transport de chaleur par conduction, où la chaleur se transmet par collision entre les molécules, se double d’un transport par convection, où la chaleur est transmise par un mouvement collectif des molécules. Se forment alors des tourbillons qui distribuent la couche liquide en « cellules » régulières. Des milliards de milliards de molécules qui, auparavant, avaient un mouvement désordonné, participent maintenant à un comportement collectif. La formation des cellules de Bénard constitue véritablement l’émergence d’un phénomène macroscopique, caractérisé par des dimensions de l’ordre du centimètre, à partir d’une activité microscopique qui, elle, n’implique des longueurs de l’ordre de l’angström (10-10 m). Comment aurions-nous pu croire possible l’émergence de ce comportement collectif si l’expérience ne l’avait imposée ?
De même, il a fallu que l’expérience nous permette d’observer des « horloges chimiques » pour que nous puissions croire que, des milliards de collisions aléatoires qui se produisent en chaque seconde entre les molécules et à l’occasion desquelles se produisent les réactions chimiques, puisse naître un rythme macroscopique. Avec une périodicité de l’ordre de la minute, le milieu réactionnel change pourtant de couleur comme si un mystérieux chef d’orchestre signalait les moments où les réactions doivent faire varier la composition chimique du milieu. Mais, nous le savons, il n’y a pas plus de chef d’orchestre qu’il n’y a, dans les tourbillons de Bénard, d’agent préposé à la circulation des molécules. Les processus dissipatifs qui entraînent, loin de l’équilibre, la formation des structures dissipatives sont les mêmes que ceux qui se compensent mutuellement à l’équilibre.
En fait, c’est l’état d’équilibre lui-même, non les régimes de fonctionnement de la matière loin de l’équilibre, qui peut apparaître désormais comme singulier en ce qu’il permet de décrire les processus en faisant abstraction du temps. En chaque instant, à l’équilibre, les conséquences d’un événement, tel une réaction chimique, sont annulées par un autre événement. C’est pourquoi il n’existe aucune différence entre différents systèmes chimiques à l’équilibre, que les mécanismes de réaction soient linéaires ou non linéaires (le produit d’une réaction catalyse cette réaction ou une autre, par exemple). Loin de l’équilibre par contre, les conséquences d’une réaction ne sont pas immédiatement annulées mais sont susceptibles de se propager et, s’il existe des mécanismes non linéaires, de favoriser ou d’inhiber d’autres réactions, ce qui, en conséquence… La logique de description des processus loin de l’équilibre n’est plus une logique de bilan, mais une logique narrative (si…, alors…). L’activité cohérente d’une structure dissipative est en elle-même une histoire, qui a pour matière la relance mutuelle entre événements locaux et l’émergence d’une logique cohérente globale qui intègre la multiplicité de ces histoires locales.
La découverte de ces régimes collectifs d’activité associe ce que je proposerais de définir comme les trois éléments minimaux qu’exige toute histoire : l’irréversibilité, les probabilités, l’émergence possible de nouvelles cohérences. Le mouvement (idéalement) réversible de la Lune autour de la Terre n’est pas une histoire, mais la prise en compte des frottements qui éloignent imperceptiblement la Lune de la Terre chaque année ne suffit pas non plus à construire une histoire. Pour que celle-ci prenne un sens, il faut que nous puissions imaginer que ce qui s’est produit aurait pu ne pas se produire, il faut que des événements seulement probables jouent un rôle irréductible. Mais une succession de coups de dés n’est pas non plus une histoire. Encore faut-il que certains de ces événements aient un enjeu, qu’ils soient susceptibles d’ouvrir à des possibles qu’ils conditionnent sans, bien sûr, suffire à les expliquer.
Irréversibilité et probabilités caractérisent tout système chimique, qu’il soit ou non à l’équilibre, mais c’est loin de l’équilibre que certains événements locaux peuvent cesser d’être insignifiants, qu’une fluctuation locale de concentration peut entraîner un nouveau type de régime de fonctionnement. Un système toujours plus écarté de l’équilibre peut, de bifurcation en bifurcation, connaître une succession de ces régimes, passer de la régularité de l’horloge chimique au « chaos », où son activité peut être définie comme l’inverse du désordre indifférent qui règne à l’équilibre : aucune stabilité n’assure plus la pertinence d’une description macroscopique, tous les possibles s’actualisent, coexistent et interfèrent, le système est « en même temps » tout ce qu’il peut être.
Que se passera-t-il si… ? Que se serait-il passé si… ? Ce ne sont pas seulement là des questions d’historien, mais aussi de physicien face à un système qu’il ne peut plus se représenter comme manipulable et contrôlable. Ces questions ne renvoient pas à une ignorance contingente et surmontable mais définissent la singularité des points de bifurcation, où le comportement du système devient instable et peut évoluer vers plusieurs régimes de fonctionnement stables. En de tels points, une « meilleure connaissance » ne nous permettrait pas de déduire ce qui arrivera, de substituer la certitude aux probabilités. C’est donc le « diagramme des bifurcations », la « carte des possibles » qu’explore un système alors qu’il est progressivement écarté de l’équilibre par une modification de ses rapports avec son milieu, qui détermine dans chaque cas ce qui pourra être prévu, et ce dont nous pouvons savoir a priori que nous pourrons seulement le constater et le raconter.
C’est également loin de l’équilibre qu’un système peut devenir sensible à certains aspects de sa propre réalité qui étaient insignifiants à l’équilibre. C’est le cas, nous l’avons vu, de la non-linéarité des processus dont il est le siège, mais c’est également le cas pour une force telle la force de gravitation. Celle-ci n’a pas d’effet observable sur un système à l’équilibre mais, sans elle, les cellules de Bénard ne se formeraient pas. C’est donc l’activité dissipative elle-même qui détermine ce qui, dans la description d’un système physico-chimique, est pertinent ou peut être négligé.
À quoi un être est-il sensible ? Par quoi peut-il être affecté ? De quoi ses relations avec son monde le rendent-elles capable ? De telles questions prennent donc déjà sens pour des « êtres » aussi simples que les systèmes physico-chimiques. Mais comment ne se poseraient-elles pas avec plus d’urgence encore à ceux qui étudient les êtres vivants, doués de mémoire, capables d’apprendre et d’interpréter ? Comment ne trouveraient-elles pas un sens plus crucial encore lorsqu’il s’agit des hommes que le langage rend sensibles à l’indéfinie multiplicité de leurs passés, des avenirs qu’ils peuvent craindre ou espérer, des lectures divergentes et éclatées du présent. Les sciences ne sont-elles pas, elles-mêmes, l’un des vecteurs de cette sensibilité ? Pour les hommes d’aujourd’hui, le « Big Bang » et l’évolution de l’Univers font partie du monde, au même titre que, hier, les mythes d’origine. Comment juger a priori ce qu’« est » l’homme, ce que sont les concepts pertinents pour définir son identité si déjà l’identité d’un système physico-chimique est relative à son activité ? Comment un physicien, après la découverte du rôle crucial des relations linéaires en physique, pourrait-il ignorer la singularité de l’histoire des hommes où de telles relations sont omniprésentes, enchevêtrant points de vue locaux, visions globales, représentations divergentes du passé, du présent et de l’avenir ?
Les instruments conceptuels produits par la physique des systèmes dissipatifs ne sont plus les instruments d’un jugement, destiné d’abord à faire la différence entre les apparences anecdotiques, circonstancielles, et une vérité générale. Ce sont des instruments d’exploration, susceptibles d’engendrer de nouvelles questions, de susciter des distinctions inattendues. Ainsi en est-il notamment de la découverte de la grande diversité des attracteurs. J’ai fait allusion déjà aux attracteurs « ponctuels », l’état d’équilibre notamment, aux attracteurs périodiques, que traduisent les « horloges chimiques ». Mais nous connaissons depuis quelques années des attracteurs chaotiques qui confèrent à un système, pourtant décrit par des équations déterministes, un comportement erratique. Quelle pertinence auront de tels instruments dans l’exploration de cette réalité multiple, concrète, qui est celle de la nature et de l’histoire des hommes ? Je ne peux, ici, m’attarder à décrire les questions où ils interviennent déjà, celle de la météorologie ou de l’origine de la vie, notamment. Le point essentiel, me semble-t-il, dans le contexte de cet exposé, est que l’exemple de la physique ne peut plus entraîner d’autres sciences à « physicaliser » leur objet, mais au contraire à l’ouvrir au problème qu’elles partagent avec la physique, le problème du devenir.
Ilya Prigogine
quarta-feira, 5 de junho de 2019
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